Le tissage montre à la main et à l'oeil, au toucher et à l'intellect, la façon dont il faut se représenter la vie en société. Tisser, c'est unifier, entrelacer, lier ; le geste s'impose avec une telle évidence qu'il ne semble avoir besoin d'autre interprétation. "Certaines réalités ont leurs ressemblances naturelles, faciles à découvrir en des objets qui parlent aux sens" (Platon, rééd. 1970), c'est bien illustré par le geste de tisser, qui tout naturellement figure le sens, donne à voir ce qu'il signifie. Ainsi un des premiers sens pris par le tissage est-il d'"unir ensemble des réalités différentes" (Chevalier J, Gheerbrant A., 1982). Cette représentation du lien est à même de fabriquer du social. J. Scheid et J. Svenbro montrent comment le geste du tissage faisait partie intégrante de la mythologie gréco-romaine, et imprégnait les représentations du social (Scheid J., Svenbro J., 1994). Ils voient dans cette activité un modèle de cohésion sociale, un geste mythique apte à produire de l'harmonie. "Tisser, c'est entrelacer ce qui est différent, contraire, hostile, afin de produire une toile harmonieuse, unie." Aussi pouvons-nous dire en ce sens que le tissu est le symbole de cette structure de l'imaginaire synthétique qui est responsable de la coïncidence des contraires. Tisser l'harmonie, entrelacer les contraires pour créer du lien, fabriquer une étoffe sociale cohérente. De là, une autre signification, concilier les fils embrouillés par les hostilités. La Khlaîna imaginée par Lysistrata dans la comédie d'Aristophane est un plan politique destiné à tisser la réconciliation du peuple de l'empire athénien après une période de guerre. Le tissage est alors l'opération qui fabrique la paix, qui aide la cité à maîtriser ses contradictions et à affirmer son unité. A la guerre déclarée, le peuple athénien répond par la solution symbolique du tissage. Le tisserand réalise un tissu "pour le peuple" disait Lysistrata, un tissu dans lequel les forces opposées de la cité sont maîtrisées au profit de la paix sociale. C'est ce qu'avaient compris les seize femmes d'Elis ou les arréphores à Athènes, à Sparte ou à Argos. Pour Platon, le tissu social ou politique n'est autre qu'une guerre civile savamment maîtrisée ; c'est là une idée que le philosophe a emprunté à la tradition. En grecque, le mot stasis, "guerre civile", est dérivé du même verbe que histos, "métier à tisser, tissu". De ces racines linguistiques, est hérité le caractère pacificateur du tissage, qui vise à concilier les antagonismes avant que ceux-ci ne ruinent la cité. Transformer la contradiction en cohésion. Le jeu de la trame figure la contradiction constitutive de tout tissu. Sans séparation, pas de tissu, mais pas de tissu non plus sans la concorde des éléments opposés, sans leur paix. Au sein de la concorde, couve la déchirure du tissu social, le risque de la guerre. Ainsi faut-il tisser encore et toujours l'union sociale, que cela soit dans des conditions d’ une relative stabilité sociale et politique, ou dans un contexte de guerre civile. J. Scheid et J. Svenbro interprètent encore l'art du tisserand comme une activité qui confectionne un tissu visant à "protéger contre quelque souffrance", à "servir de défense" mais cela pacifiquement, c'est-à-dire comme "clôture", à l'abri d'une étoffe (Scheid J., Svenbro J., 1994). L'idée fixe du mythe du tissage est de créer du lien, de concilier les contraires, mais aussi de se protéger de l'extérieur en s'enveloppant dans un tissu. Avec le tissu, nous avons l'objet, issu d'un poieîen, un faire producteur. Avec l'action de tisser, nous trouvons une opération de pensée, un prattein, engagement de tout l'être dans une façon d'être. Autre façon d'être matérialisée par le métier dressé, est la fixation, l'enracinement, l'apparent immobilisme. Du verbe grec histanai, dresser, ou ce qui se dresse, dérive histos, le métier à tisser, mais aussi "stabilité". C'est ce que symbolise "le chant de Pénélope" dans l'Odyssée ( Papadopoulou-Belmehdi I., 1994). Pénélope tisse le jour et détisse la nuit pour faire patienter ses prétendants et rester fidèle à la mémoire d'Ulysse : "on ne peut se fiancer tant qu'un tissu est dressé". Cet immobilisme est un choix intérieur, elle décide de se fixer, de s'enraciner dans la maison d'Ulysse. Le tissage a une grande affinité avec le temps, et le métier à tisser sert à désigner les mondes fixes. Dans l'Odyssée, le tissage est une activité typique de ces mondes où l'on vit dans un âge d'or, où l'on ne vieillit pas, où l'on ressent la proximité avec les dieux. L'ouvrage de Pénélope est d'inspiration divine, protégé par Athéna, et crée un effet d'immobilisme sur le temps et sur tout échange constitutif de la société. Mais plus que d'inactivité, c'est plutôt d'obstination dont il s'agit, qui ne peut se traduire en révolte, et qui trouve dans l'immobilisme le seule remède à l'agitation. Chez Homère, on retrouve l'idée d'un tissage occupant un lieu de passage. Le tissage nymphique forme une charnière entre la vie et la mort, que ce soit à Ithaque ou dans les demeures des nymphes. La nymphe tisserande a ce pouvoir de faciliter ou non le passage d'un monde à l'autre. Les Moirai sont figure de seuil, que l'on retrouve aussi bien à l'entrée qu'à la sortie de la vie, et dont le fil est censé mesurer la durée de la vie humaine. En examinant le thème nymphique dans l'Odyssée, on s'aperçoit qu'à travers le fil et le tissu, Homère désigne un seuil. Le mythe du tissage désigne aussi l'autre usage du métier à tisser : tisser un vêtement mortel. Alors que les hommes font la guerre, de l'autre côté de la muraille, Hélène figure la mort sur le tissu. Elle le tisse pourpre, couleur du suaire royal C'est aussi précisément la couleur du mouchoir tissé que porte de Charette, lors de l'épopée contre-révolutionnaire, et qui deviendra l'emblême des guerres de Vendée et de la ville de Cholet. Le mouvement essentiel que recquiert le tissage est un va et vient incessant, circulaire, effectué par le tisserand qui arpente son métier. C'est par ce geste que "les instruments et les produits du tissage et du filage sont universellement symboliques du devenir" (Durand, G., 1992). La tisserande ou la fileuse qui utilise l'une de ces machines devient maîtresse du mouvement circulaire et des rythmes. Si comme on l'a vu, le tissu comme le fil sont un lien, ils sont aussi, par leur surdétermination rythmique, liaison rassurante. Symbole de la continuité, le tissu possède des liaisons isomorphiques avec le végétal. Opposé au séparatisme de la cellule, le tissu est "l'image d'une continuité où toute interruption est arbitraire, où le produit procède d'une activité toujours ouverte sur la continuation" (Canguilhem P., 2000). Ainsi la technique des textiles, le geste comme les produits, fils et étoffes, induisent des rêveries unitaires, surdéterminées par le mouvement rythmique et le schème de la circularité. Fuseaux, Rouets, sont issus d'un rythme cyclique et temporel, aussi la technique du tissage se charge-t-elle, dès son origine, de la riche mythologie du cercle. Lorsque l’imagination envisage le rapport aux hommes, alors elle s’incurve, rêve d’unité et de liaisons rassurantes. L’imagination engage dans une façon d’être où l’important est de tisser l’union sociale. Elle privilégie le lien communautaire comme raison d’être et l’autonomie collective comme moyen d’y parvenir (Piot F., 2001). L’imaginaire collectif rêve de façon obsédante de continuité et d’unité, en somme de liens tissés qui permettent la maîtrise du temps, la victoire sur la mort.